Aissa Rahmoune: « Il n’y a pas d’exercice réel de la citoyenneté en Algérie »
L'amer constat du SG de la Fédération Internationale des Droits Humains
Exilé depuis deux années, après avoir quitté à contrecoeur l’Algérie, Aïssa Rahmoune, nommé tout récemment Secrtétaire Général de la FIDH (Fédération Internationale des Droits Humains), dans un entretien accordé à Médiapart, dresse un tableau sombre, mais réaliste, de ce qu’appellent les dirigeants algériens, « l’Algérie nouvelle« .
Par Rachida El Azzouzi
C’est l’une des décisions les plus douloureuses de sa vie. En 2022, Aïssa Rahmoune a décidé de fuir l’Algérie. C’était l’exil ou la prison pour l’avocat emblématique des détenu·es du Hirak, le soulèvement populaire qui, en 2019, a déchu le grabataire et fantomatique président Abdelaziz Bouteflika après vingt ans de règne.
Le juriste, inscrit au barreau de Tizi Ouzou, figure de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), l’ONG phare de la défense des droits humains dissoute par le pouvoir en janvier 2023, a trouvé refuge en France avec sa femme et leur fils de 5 ans. Sans renier son combat pour une Algérie libre et démocratique.
Désormais secrétaire général de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), il dresse un bilan calamiteux du mandat d’Abdelmadjid Tebboune, président très mal élu à la fin de l’année 2019, et dénonce dans un entretien à Mediapart les conditions de l’élection présidentielle convoquée le 7 septembre : une « mascarade électorale » qui masque selon lui « une dictature ».
Mediapart : Comment abordez-vous, depuis votre exil, le scrutin présidentiel du samedi 7 septembre en Algérie?
Aïssa Rahmoune : C’est une mascarade électorale : l’élection est jouée d’avance, comme toutes les précédentes. Il n’y a pas d’exercice réel de la citoyenneté en Algérie. Le problème se pose depuis l’indépendance du pays. Le régime n’a aucune volonté d’ouvrir le champ politique, médiatique, associatif pour permettre aux citoyens d’exercer leur droit à la citoyenneté et l’exercice de la vie politique.
Les associations de la société civile, censées surveiller ce genre de rendez-vous électoral, alerter sur les dysfonctionnements, ont été dissoutes par la justice administrative, notamment la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, mais aussi la principale organisation de jeunesse, le Rassemblement Actions Jeunesse ou encore Caritas.
L’Algérie a toujours eu cette agilité de vendre à l’international l’image d’un pouvoir politique civil, alors qu’il est foncièrement militaire, sous la coupe de l’état-major de l’armée. C’est une dictature avec une façade civile. Elle mate la jeunesse, paupérise la population, ne cherche pas à traiter la crise économique et sociale, bafoue les libertés individuelles et collectives, les droits fondamentaux, le principe de la séparation des pouvoirs.
Qui est encore dupe ? Pas le peuple algérien. Voir l’Europe en particulier soutenir ce type de régime est révoltant. Les intérêts économiques, énergétiques et financiers dépassent malheureusement les valeurs européennes. L’accord d’association entre l’Algérie et l’Union européenne prévaut, alors qu’il est conditionné dans son article 2 par le respect des droits humains, de la démocratie et de l’État de droit, ce que ne respecte pas l’Algérie !
Comment la décision de fuir votre pays s’est-elle imposée à vous?
J’ai dû fuir le pays avec ma femme et notre enfant en bas âge en avril 2022. J’étais devenu une cible en étant l’avocat des activistes, des manifestants du Hirak, en dénonçant les procès iniques, en participant activement à l’organisation de la société civile pour défendre un changement de régime, une Algérie libre et démocratique, en intervenant dans les débats à la télé ou dans la presse.
J’avais déjà été arrêté à trois reprises en peu de temps, c’étaient des signaux très forts du régime, des renseignements généraux. J’ai fini par apprendre qu’un dossier était monté contre ma personne et un groupe de militants dont des responsables de la Ligue des droits de l’homme. C’est alors que j’ai pris la décision de quitter le pays, de continuer mon combat autrement.
En l’espace d’un mandat, Tebboune a mis plus de citoyens en prison que durant la période allant de l’indépendance de l’Algérie à son règne.
Ce fut une décision très difficile, prise en famille, autour de mes frères et de mes parents. Tout le monde me conseillait le chemin de l’exil. Finir en prison n’aurait pas servi la cause. Je risquais de perdre plusieurs années. Et puis, c’est un découragement aussi pour les jeunes générations. Quitter l’Algérie a été très dur pour notre famille.
C’est une grande douleur, un exil avant tout des sens. On perd la boussole, nos repères. Après pratiquement dix-sept ans d’exercice de la profession d’avocat, j’ai dû changer de cap, il y a une forme de dévalorisation sociale. Il faut du courage, de la persévérance, de la patience aussi.
Je rêve de retourner en Algérie : d’être chez moi, entouré des miens, mais ce ne sera pas possible sous Tebboune. Sous Bouteflika, durant ses vingt ans de règne, notre organisation n’a pas cessé de dénoncer sa gouvernance marquée par la corruption, la captation des richesses, mais on n’a jamais été inquiétés pour nos activités.
Là, en l’espace d’un mandat, Tebboune a mis plus de citoyens en prison que durant la période allant de l’indépendance de l’Algérie à son règne : des avocats, des journalistes, des professeurs, des syndicalistes, des chômeurs, des étudiants.
Depuis mars 2019, on a compté plusieurs milliers d’incarcérations. Tous ceux qui ont accompagné la révolution démocratique sont visés, c’est d’une ampleur inédite dans l’histoire de l’Algérie.
Et la situation continue de se dégrader…
Il n’y a aujourd’hui plus de médias indépendants, capables de rendre possible le débat entre les Algériens, entre les formations politiques et la société civile. Les menaces qui pèsent sur les défenseurs des droits humains sont toujours d’actualité à travers l’article 87 bis, qui, sous l’accusation de terrorisme, sert à bâillonner toutes voix critiques et dissidentes, qu’il s’agisse de manifestants, de journalistes ou de personnes exprimant leurs opinions sur les réseaux sociaux.
Un activiste, un responsable politique, qui lancerait une campagne de boycott de l’élection présidentielle ou ferait son plaidoyer autour de la transition démocratique et de l’État de droit pourrait se voir accusé d’appartenir à un groupe terroriste et finir en prison.
De nombreux militants ont subi ces accusations et ont été condamnés à des peines très lourdes. Je pense à tous ceux qui sont en prison comme les journalistes qui ont couvert le Hirak, Ihsane El Kadi, Mustapha Bendjama, et tant d’autres dans l’anonymat.
Le catalyseur de cette répression tous azimuts, c’est le Hirak, selon vous?
Le régime algérien cherche à effacer toute trace, tout témoin du Hirak, une formidable révolution démocratique, la deuxième révolution du peuple algérien. Il ne veut pas qu’on témoigne et dénonce ses dérives liberticides, ses procès intentés à l’égard des militants. Il a dissous notre ONG, comme le régime de Poutine l’a fait avec Memorial International, la plus ancienne ONG de défense des droits humains en Russie, une ONG également membre de la FIDH.
Si le Hirak est passé par là le 22 février 2019, c’est parce qu’il y avait justement ces associations comme la nôtre qui alertaient l’opinion nationale et internationale sur les abus envers les droits humains, l’exercice de la citoyenneté, sur la démocratie et l’État de droit.
Nous n’avons pas cessé, depuis la création de la Ligue en 1985, d’interpeller les autorités sur le non-respect des droits humains en Algérie en particulier, mais aussi sur la nécessité d’un processus de démocratisation de la vie publique, de la vie politique en Algérie.
Je suis certain que Tebboune ne terminera pas son deuxième mandat […]. Il y aura de nouvelles élections anticipées.
Le régime a très vite compris qu’il fallait, au lendemain du Hirak, faire table rase de toutes ces organisations autonomes indépendantes, de cette presse indépendante, et des partis politiques de l’opposition, pour ne citer que le Mouvement démocratique et social (MDS) et le Parti socialiste des travailleurs (PST), frappés aujourd’hui de mesures administratives et judiciaires visant la fermeture de leurs locaux, l’interdiction de leur activité partisane.
Comment continuez-vous de militer aujourd’hui hors des frontières de l’Algérie?
L’éloignement nous incite à reformuler nos manières de militer. On commence à bâtir dans la diaspora algérienne, avec les différents collectifs, des stratégies pour travailler ensemble. Je continue de militer à la FIDH, où j’ai été nommé secrétaire général.
Cela m’offre une ouverture sur les différents conflits de par le monde, au Venezuela, en Tunisie, en Iran, en Afghanistan, au Vietnam, etc. Je suis pessimiste quant à l’avenir proche en Algérie mais je suis certain que Tebboune ne terminera pas son deuxième mandat : il est âgé, souffre de problèmes de santé. Il y aura de nouvelles élections anticipées.